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Ignatus par Marie Monteiro

ignatus par Marie Monteiro

« Chercher encore… », disait il y a sept ans Jérôme Rousseaux, alias Ignatus. Il venait alors de sortir à l'enseigne [e.pok] un album qui, s'il devait aussi à ses complices (Nicolas Losson, Hervé Le Dorlot, Jérôme Clermont), lui ressemblait beaucoup : entier et méticuleux, aventureux et concerté, prenant la chanson de biais mais au sérieux. Le souci d'expérimenter aura toujours hanté ce musicien dont la singularité se conjugue avec une permanente envie de partage. On attendait la suite d'[e.pok] et elle prit son temps pour venir, celui pour Ignatus de consacrer sa belle énergie de soixantenaire à des projets collaboratifs, des résidences ou des conférences, des ateliers d'écriture. Sa petite entreprise Ignatub, mi-labo, mi-label, incuba notamment Parfois la vie est douce, mini-album né dans un hôpital psychiatrique où patients et soignants laissaient parler leur instinct créateur, comme ailleurs Ignatus cherchait à capter le chant d'oiseaux migrateurs posés à Paris nord-est, son fief. Le chemin des autres a finalement mené au présent Dans les virages. Où le parlé-chanté quasi rappe au bord de parfois déraper, mais avec cette même précision d'horloger qui caractérise l'écriture et le chant d'Ignatus, et cette rage contenue dans la délicatesse.

 

Car Jérôme n'a que peu de traits communs avec le personnage auquel il doit son pseudo, l'Ignatius Reilly de La Conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole, humain-baleine graphomane échoué dans le désordre glauque d'une turne à la Nouvelle-Orléans. Les bésicles ajustées à son visage aigu scandé de rouflaquettes, passez lui une redingote et le voici plutôt dans un roman de Dickens. Garçon sans âge et homme de son temps. Qui se remonte comme une pendule et ne s'oublie pas : naissance pile à l'aube des sixties, enfance à Pavillon-sous-bois, famille bourgeoise en milieu popu, vision liminaire (et lunaire) des Frères Jacques jongleurs de mots, virées à la Fnac en quête de sons nouveaux, Beatles ET Stones, détour par le piano jazz, choc The Clash, premier groupe formé à Hardelot (Pas-de-Calais), rencontre avec Olivier Libaux, à deux ce sera Les Objets, pop en français, une rareté à l'époque, influences indés mais tournure résolument chanson. Jérôme Rousseaux est l'homme du verbe agile, glissant son grain de sel gentiment surréaliste, assurant peu à peu sa voix, ça a duré deux albums et quatre ans, La Normalité (1991), Qui est qui ? (1994).

 

Trois ans après, L'Air est différent, titre d'un premier solo sous le nom d'Ignatus. Trois autres albums plus tard (Le Physique, 2000, Cœur de bœuf dans un corps de nouille, 2004, Je remercie le hasard qui, 2009), tous aigus et pertinents, l'envie de mélanges inédits, avec notamment les sons électro de saison, s'est pourtant quelque peu diluée dans une impression de tourner en rond, de pianoter sur place. L'appel d'un ailleurs rythmique mène alors Ignatus vers la fraternité congolaise des Makouaya, assortie d'une question ouverte : Et comment vous faites chez vous ? Ailleurs utopiste aussi, quête d'un « monde meilleur / où les narcisses ne sont que des fleurs ». Se profile un nouveau totem musical avec l'électro nuageuse et pensive de James Blake. Dans cette lignée peut facilement se retrouver le fan invétéré de Mark Hollis, génie auto-effacé après Talk Talk…

 

Et nous voici retombant sur les pieds du projet [e.pok]. Avec ses composantes électro-acoustiques, son souci de la mise en espace, des correspondances visuelles. Admirateur de David Byrne, Ignatus soigne désormais sa présence scénique au millimètre et au watt près, tout en laissant parler un corps aux mimiques expressives. Il cuisine à son humble manière le goût de la performance. Et quand il sort quelques années plus tard de sa réserve, c'est pour un hommage sincère et touchant à l'art brut d'un chansonneur trop tôt crevé, Jean-Luc Le Ténia, celui-là même que Jérôme avait brièvement sorti de sa tanière en 2002. Le retrait donc était provisoire et Dans les virages reprend la route tracée par [e.pok]. Mais différemment. Avec variété. On peut certes reprendre à propos de ce retour solo telle observation d'un critique : « Il lance bravement sur ce fil mince des textes si travaillés qu'ils constituent déjà une musique à eux seuls ». Ici cependant chacun des douze morceaux esquisse ou pousse un alter ego. Se succèdent et s'entrechoquent les tentations élémentaires (« Un verre de vin… médicament contre la peur du lendemain »), les images insolites (« Elle tricotait… nue »), une résignation glaçante (« Ici, c'est bien… ils s'occupent de tout ») et même un chant d'étrange Noël (Les Guirlandes, où « ma jeunesse se réveille avec son miel et ses cailloux »).

Ciselés ou spontanés, les textes se jouent de contraintes imposées au gré des ateliers précités, fructueuses. La voix frappe, ricoche, mêle et délie les syllabes comme des notes, elle n'est parfois qu'un souffle, redoublée d'une autre, ou laisse par exception place au timbre affirmé d'une comédienne (Isabelle Nanty pour Mes mots). Quant au « fil » musical, percussif ou arpégé, à cordes ou pointilliste, il reste obstinément ténu, infiniment tissé, dans une forme d'artisanat qui peut rappeler les camarades hollandais Nits, mais cultive encore ce caractère sans pareil qui ménage à Ignatus, conscient comme pas un du poids des figures tutélaires (Gainsbourg avant-hier, Bashung hier, Dominique A aujourd'hui), un spot lumineux sur la scène pop française. Dans les virages et zigzaguant, il tient son cap. Funambule en équilibre inquiet. Unique en son genre non fixé. Et qui cherche toujours.



En parallèle  :

 - animation d’ateliers d’écriture et Master Class sur le texte dans les musiques actuelles (Harmoniques, SDV, ESM Bourgogne, ENM Villeurbanne, Conservatoires...),
- conférences sur les musiques actuelles (Les TransMusicales de Rennes, Les Francofolies…),

- Chansons Primeurs,
 - écriture et composition pour d’autres artistes (Pauline Croze, Merzhin...),
- réalisation et enregistrement d'albums (Lili Cros & Thierry Chazelle, Anaïs Kaël…).

 

Discographie :
Les objets : La Normalité (Columbia/Sony) 1991  et Qui est qui (Columbia/Sony) 1994
Ignatus : L’air est différent (Atmosphériques/Sony) 1997
Ignatus : Le physique (Atmosphériques/Sony) 2000
Ignatus : Cœur de bœuf dans un corps de nouilles (Atmosphériques/Universal) 2004
Ignatus : Je remercie le hasard qui (Ignatub/Microsillon) 2009
Ignatus et les frères Makouaya : Et comment vous faites chez vous ?» (Ignatub/Victor Mélodie) 2014
ignatus : [e.pok] (Ignatub/La Souterraine/Differ-Ant) 2017
ignatus : chante Le Ténia (EP) 2023

ignatus : Dans les virages (Ignatub/InouÏe) 2025


 

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